XI
La Crue
Après la deuxième nuit, la nouvelle de leur passage les précédait et compliquait leur déplacement. Madame Cottoner n’avait pas parlé, mais son fils si. Arthur Stuart avait dû recourir à ses pouvoirs pour sceller les portes et fenêtres d’une chambre de la deuxième maison où ils s’étaient présentés pour y enfermer les habitants qui ne voulaient pas se calmer, qui n’arrêtaient pas de crier. C’est notre vie que vous nous enlevez, vous nous appauvrissez, vous n’avez pas le droit, ces esclaves sont à nous. Marie aurait voulu leur remplir la bouche de coton, de tout le coton qu’avaient jamais cueilli leurs esclaves, le leur faire avaler jusqu’à ce qu’ils soient aussi rebondis et moelleux que les gros oreillers sur lesquels ils dormaient pendant que leurs gens se contentaient de planches rudes garnies de paille dans des cabanes dégoûtantes infestées de rats.
Aussi dégoûtantes et infestées de rats que celle où sa mère l’avait élevée dans le quartier des marais. Seulement sa mère n’était pas une esclave. On vaut mieux que ces rebuts, disait-elle. On est de la royauté portugaise, mais Napoléon nous a chassés et forcés à nous exiler à La Nouvelle-Orléans, puis il a vendu la ville aux Espagnols pour qu’on ne puisse jamais retourner chez nous. Tu es la petite-fille d’un duc qui était fils de roi, et tu devrais épouser au moins un comte, alors tu dois apprendre les bonnes manières, à parler couramment français et anglais, à faire la révérence, à te tenir droite et…
Puis Marie avait assez grandi pour s’apercevoir qu’il n’était pas donné à tout le monde de pouvoir regarder à l’intérieur des gens et savoir s’ils étaient malades et allaient en mourir. D’un coup, sa mère avait changé d’histoire. Ton père était un grand sorcier. Un Faiseur, comme on dit par ici. Un marcou. Un créateur. Il sculptait un oiseau dans du bois, puis il soufflait dessus, et l’oiseau s’envolait. Tu as hérité d’une partie de son talent et d’un peu du mien, parce que mon talent c’est l’amour, j’aime les gens, ma chère Marie, et tu as cet amour qui te permet de voir dans leurs cœurs, et le pouvoir de ton père te fait voir leur mort parce que c’est le pouvoir ultime que regarder la mort en face sans avoir peur.
Sa mère, quelle conteuse ! C’est à cette époque que Marie avait compris : les histoires de sa mère n’étaient que mensonges. Elle s’était prénommée Caterina au Portugal, et on lui avait donné le diminutif de Rina. À son arrivée à La Nouvelle-Orléans, on avait changé Rina en Rien par plaisanterie. Parce que Marie comprenait aujourd’hui que sa mère s’était prostituée et qu’elle ne coûtait presque « rien » – et son père était sans doute un client datant d’avant le jour où elle avait trouvé un sortilège efficace contre la grossesse.
Mais elle avait feint de croire à ses histoires car sa mère était heureuse quand elle les racontait. Et Marie s’était en réalité sentie soulagée parce qu’elle avait toujours vécu dans la crainte que Napoléon soit destitué ou meure, que la famille royale portugaise remonte sur le trône, qu’on vienne les rechercher et qu’on les retrouve, ce qui aurait beaucoup plu à sa mère qui aurait regagné la position à laquelle elle était destinée, mais Marie n’avait pas d’aptitude pour les courbettes, son français laissait à désirer et manquait de raffinement, elle était toujours sale, couverte de boutons de moustique, et on se serait moqué d’elle à la cour royale, on l’aurait méprisée, tout comme on se moquait d’elle dans les rues de Barcy. Pire même : les moqueurs auraient été de belles dames et de beaux messieurs. Elle avait donc détesté l’idée d’appartenir à la famille royale. Il valait mieux rester la fille d’une prostituée de bas étage à Nueva Barcelona.
Mais aujourd’hui elles n’étaient plus les deux femmes les plus méprisées de Barcy, elles étaient franchement importantes. Parce qu’Alvin, Arthur Stuart et La Tia les traitaient avec respect, parce que c’étaient elles qui se présentaient aux portes des maisons, tout le monde les tenait en estime. Elles devaient porter de beaux habits et se conduire comme des membres de la famille royale, et même si personne ne s’y laissait prendre parce que les vêtements n’étaient pas assez raffinés, c’était quand même amusant de faire comme si l’histoire de sa mère se révélait un peu vraie, après tout.
Le troisième jour, pourtant, alors qu’ils approchaient d’une maison, La Tia déclara : « Cette maison-là est pas bonne. On s’arrête pas. » Ils allaient suivre son conseil, mais trois hommes armés de fusils sortirent alors sur la galerie, les mirent en joue et leur demandèrent de se rendre.
Aussi Arthur Stuart – un petit malin, béni soit-il – fit se ramollir et pendouiller l’extrémité de leurs trois fusils, les rendant incapables de tirer. Les hommes les jetèrent par terre, dégainèrent des épées et voulurent se jeter sur eux, mais Arthur Stuart ramollit aussi leurs épées comme des baguettes de saule, et La Tia se mit à rire à ne plus pouvoir se contenir.
Mais pas question de jouer un rôle, cette fois. Les habitants de cette maison, comme de tout le voisinage, avaient entendu parler de l’immense armée d’esclaves marrons qui s’était emparée de plantations, avait violé les femmes, tué les hommes et laissé les esclaves tout réduire en cendres. C’était évidemment faux du début à la fin – sauf l’épisode où deux Françaises allaient venir à la porte et se faire inviter à l’intérieur (pendant que les deux esclaves qui les accompagnaient, une vieille femme et un jeune mâle, allaient fomenter une rébellion parmi ceux de la plantation, dont résulteraient meurtres, viols et incendies).
Il n’y aurait plus moyen de ruser aux portes. L’approche de chaque demeure ressemblerait désormais à une campagne militaire.
Donc, ce troisième soir, tous les hommes blancs attachés dans la grange, toutes les femmes blanches enfermées dans les étages de la maison, tous les esclaves introuvables parce qu’on les avait fait partir, La Tia, Arthur Stuart, Marie et sa mère se réunirent avec le conseil des colonels afin de décider de la suite des opérations.
« Si on entendait le chant vert, dit Arthur Stuart, on pourrait voyager d’nuit sans avoir faim – comme quand on a traversé l’Pontchartrain.
— J’ai pas souvenance de chant vert, fit La Tia.
— Si, mais vous connaissiez pas ce que vous entendiez.
— Y a quoi dans ce chant ? Quofaire il est vert ?
— C’est l’chant de la vie tout autour. Pas la vie humaine, c’est que du bruit la plupart du temps. Pas les machines non pus. Mais la musique des arbres, du vent et d’la chaleur du soleil, la musique des poissons, des oiseaux, des insectes et des abeilles. Toute la vie du monde autour de nous, et on s’laisse emporter par le chant. J’y arrive pas tout seul, mais quand j’suis avec Alvin, il m’entraîne dans l’chant, et alors je l’entends et j’ai l’impression que mes pattes courent d’elles-mêmes, vous connaissez ce que j’veux dire ? J’cours, j’cours, et à la fin c’est comme si je m’réveillais après avoir bien dormi et longtemps. Et j’ai pas faim, pas durant que j’cours. Pas soif non pus. J’fais jusse partie du monde, j’passe d’la nuit au jour, l’vent souffle sus ma peau, des plantes me poussent dessus, les bétailles passent à travers et d’sus moi. »
C’était agréable de l’entendre en parler, sa figure tout illuminée. Ce jeune métis, il aimait son ami, son beau-frère Alvin, encore mieux que Marie. Oh, comme elle aurait voulu tenir la main d’Alvin, courir entre les arbres, entendre ce chant vert, voir les buissons et les branches s’écarter de son chemin, sentir le sol s’aplanir et s’adoucir sous ses pieds…
Mais La Tia, elle, ça ne la faisait pas rêver. Elle dressait une liste. « Poissons, oiseaux, arbres, dit-elle une fois qu’Arthur eut fini. Pas faim, pas soif. Le vent. Et les insectes, hein ? La chaleur du soleil. Quoi encore ? Aut’ chose ?
— Vous croyez pouvoir fabriquer un charme qui fasse pareil ?
— J’vais essayer. Peux pas faire mieux. » Elle sourit d’un air malicieux. « C’est mon talent, mon gars. »
Elle envoya aussitôt son amie Michèle et une demi-douzaine d’autres de ses connaissances, qui avaient manifestement déjà accompli cette démarche pour son compte, à la recherche des ingrédients nécessaires. Plume d’oiseau, nageoire de poisson – la plus difficile à se procurer –, un scarabée vivant, des feuilles d’arbre. Une pincée de terre, une goutte d’eau, de la cendre d’un feu, et quand tout fut dans un petit sachet, elle souffla dedans et le referma avec les cheveux d’une femme qui les portait longs, en l’occurrence Marie.
Au matin, elle avait terminé un sachet pour Arthur Stuart, un pour elle-même et d’autres pour chacun des colonels. « On va voir asteure si on entend ce chant vert durant qu’on marche, dit-elle.
— Et moi ? demanda Marie. Et ma mère ?
— Tu m’tiens la main, dit La Tia. Ta mam, elle va tenir la main d’Arthur. J’aurais bien fait autrement, mais t’aurais pensé à l’amour, toi. »
Arthur regarda la jeune femme et haussa un sourcil comme si l’idée lui paraissait ridicule. L’ignorant.
Elle tint la main de La Tia, Arthur celle de sa mère, puis ils se mirent en route et… rien. Aucun rapport avec ce qu’elle avait ressenti pendant la traversée sur le pont.
« M’est avis qu’on a b’soin d’Alvin, fit Arthur Stuart. J’aurais cru que ça pouvait s’apprendre. J’veux dire, il est pas né avec ce don-là. Il l’a appris de Ta-Kumsaw lui-même. »
La Tia poussa un grognement sonore. Et lui flanqua une petite tape sur le front. « P’tit couillon, quofaire t’as pas dit à La Tia ça vient des Rouges, ce chant vert ? Va quéri les colonels, tous, apporte-moi leurs sachets. »
La marche ne tarda pas à s’arrêter encore, on rassembla les colonels tandis que tout le monde marmonnait et murmurait à propos de ce nouveau retard dans le voyage.
La Tia ouvrit tous les sachets et dit à leurs porteurs : « Allez, vous autres. Une goutte de vot’ sang, tout d’suite. » Il est rare qu’on obéisse à un tel ordre sans discuter, non ? Mais Arthur Stuart s’avança. « J’peux vous faire couler une goutte de sang de vot’ doigt et vous aurez pas mal, leur proposa-t-il, mais seulement si vous dites oui. » Ils acceptèrent évidemment tous, et Arthur Stuart leur tint alors la main, ferma les yeux, se concentra très fort, et une unique goutte de sang coula de sous leur ongle et tomba dans le sachet.
La Tia souffla encore dans le sachet et le referma, mais elle ajouta ce coup-ci un brin d’herbe à la mèche de cheveux de Marie pour en nouer l’extrémité. « Asteure p’t-être », dit-elle.
Et cette fois, tandis qu’ils marchaient, le charme parut donner des résultats. Marie n’était pas certaine de réagir réellement au chant vert – elle ne l’avait pas franchement entendu en passant le pont. Elle avait plutôt ressenti comme une force en elle pendant qu’elle poussait la brouette, si bien que ses mains ne s’irritaient pas des frottements des brancards, que son dos ne se fatiguait pas, qu’elle pouvait avancer sans relâche.
Cependant, un phénomène approchant commençait à se produire. Elle avait depuis longtemps abandonné la brouette, et elle portait à tour de rôle avec sa mère la boule d’eau mélangée de sang qu’Alvin avait créée pour elle. Mais elle n’avait plus besoin à présent de sa mère pour la relayer. Le fardeau restait lourd, mais il ne la fatiguait pas. Elle n’avait même pas mal aux épaules là où s’enfonçaient les courroies.
Mais elle aurait faim, chaud et soif durant la journée. Pourtant elle s’en fichait. Et ses pieds avaient toujours l’air de savoir où se poser.
Le seul pour qui le charme n’opérait pas était Arthur Stuart, qui finit par s’ôter le sachet et le donner à la mère. « Durant que j’pense seulement à maintenir l’brouillard devant et derrière nous autres, m’est avis, et à surveiller les flammes de vie du monde qui pourrait nous faire du mal, ce charme agit pas sus moi.
— Dommage pour toi, petit, dit La Tia. Continue comme tu fais, on va tous prier pour toi. »
Arthur Stuart la salua d’un doigt porté à son chapeau, la gratifia d’un grand sourire puis repartit en tête à grands pas.
Marie aurait voulu lui courir après, lui tenir la main et marcher à son côté. Mais c’était une bêtise. D’abord, elle avait besoin de l’aide du sachet pour elle-même. Ensuite, lui avait besoin de se concentrer sur sa tâche. Sans compter qu’il refuserait certainement.
Les autres, les sachets avaient l’air de les aider. Les jeunes enfants suivaient mieux la cadence. Les adultes qui portaient des bébés ne se fatiguaient pas. On ne voyait plus personne refuser à tout bout de champ d’aller plus loin pour se reposer et perdre ainsi sa place dans le groupe. Et donc, même si on ne marchait pas plus vite qu’avant, on couvrit une bien plus grande distance au cours de la journée.
On attendit aussi une heure plus tardive avant de choisir la plantation qui les abriterait pour la soirée. « On est arrivés loin, dit Arthur Stuart, p’t-être que les genses d’icitte s’croient en sécurité et qu’ils se méfient pas d’nous autres.
— Tu crois que j’vais m’approcher de n’importe quelle maison ? fit La Tia. Réveille-toi de ton rêve, toi.
— Qu’esse on peut faire d’autre ?
— Les tuer chez eux. »
La voix les fit tous se retourner. Celle du vieux Bart, le majordome des Cottoner. « Vous m’avez bien entendu. T’as un talent, mon gars. Sers-t-en. Entre dedans leurs tcheurs et empêche-les de battre.
— Ça serait un meurtre, dit Arthur Stuart.
— Pas un meurtre, fit le vieux Bart. C’est la guerre, et ils s’en vont la gagner si tu fais pas comme les soldats, tuer ceux-là qui te tueraient.
— Pas icitte, dit Arthur Stuart. Pas aujourd’hui.
— Si tu les tues, c’est nous autres qui gagnons, insista le vieux Bart. Tout ce qu’ils méritent, comme ils nous ont fait.
— T’es mort ? demanda La Tia. Ton tcheur s’est arrêté d’battre ? »
Le vieux Bart pivota d’un bloc vers elle. « Me dis pas si j’dois être encrèle. J’suis resté mort en dedans d’moi durant toutes ces années, moi, un homme, et j’pouvais pas agir en homme.
— T’as une drôle de mayère d’être mort. T’es là, debout, à causer. J’parie tu pisses trois fois par jour en plusse, toi ! Combien y a d’morts qui font d’même ? »
Le vieux Bart avait sans doute une réponse toute prête, mais les rires de l’entourage le convainquirent que ce n’était pas le jour de se disputer avec La Tia. Marie vit néanmoins qu’il n’avait pas changé d’idée. Seulement décidé de se taire.
« Les tuer dedans la maison, poursuivit La Tia d’un ton dédaigneux. On veut à manger. On veut une place pour dormir. Tuer du monde pour ça chez eux ? »
Arthur Stuart secoua la tête. « À sa place, m’est avis que j’penserais p’t-être de même.
— Vous autres, les hommes, fit La Tia, vous tuez pour arien.
— Tu connais que c’est pas vrai, dit Arthur Stuart. Mais quand y en a b’soin, t’es bien contente d’avoir quèqu’un pour l’faire, m’est avis. »
La discussion avait assez duré. « J’connais, fit Marie. J’y vais toute seule.
— Non ! se récria sa mère.
— Ils cherchent deux femmes avec deux esclaves. J’y vais toute seule, et Arthur Stuart et La Tia iront par un aut’ chemin. Arthur, tu fais attention à moi, hein ?
— Oui, dit-il.
— J’vais leur expliquer. On veut jusse à manger et une place pour dormir. Seulement… p’t-être que tu pourrais leur montrer ton pouvoir durant que j’cause. Comme du brouillard à toutes les fenêtres. Leur montrer que ça vaut mieux d’nous laisser rester une nuit et qu’on s’en reparte. »
Ils réfléchirent à l’idée, et Arthur y apporta une amélioration, mais légère. « Toutes les fenêtres sauf une, dit-il. Un ciel dégagé par une seule.
— Alors autant s’y mettre avant que l’soleil se couche complètement », fit Marie.
C’est seulement après que tout le monde eut donné son accord, alors qu’ils se dirigeaient vers la maison désignée, que Marie comprit peu à peu ce qu’elle venait de faire. Et s’ils avaient des fusils de chasse, cette fois ? Arthur Stuart était-il assez rapide ?
Juste avant d’arriver en vue de la demeure, le jeune métis les arrêta. « Y a quatre hommes dedans cette maison, et six femmes. Et ça manque pas d’armes. Aucun enfant. »
Mauvais signe, ça, Marie le savait. On avait sûrement envoyé les enfants en lieu sûr.
« Bon signe, ça, fit au contraire La Tia. Ils ont pas fait partir les femmes. Ils croient pas qu’on s’en viendra as’soir.
— Du brouillard sitôt que j’suis entrée », rappela Marie à Arthur Stuart.
Il lui pressa la main. « Tu peux dépendre sus moi », dit-il.
Puis il la lâcha et elle s’éloigna seule sur la route avant de bifurquer dans la longue allée menant à la maison.
Bien avant qu’elle y arrive, on l’avait repérée, et trois hommes l’attendaient sur la galerie, armés de fusils. « T’es craquée, ma fille ? fit le plus âgé. Tu connais donc pas qu’une armée d’violeurs et d’pillards marrons s’en viennent par icitte ?
— L’chariot d’mon pap a capoté plusse loin sus la route, j’ai b’soin d’aide.
— Ton pap, c’est pas un chanceux, fit le plus costaud. On s’éloigne de c’te galerie pour personne.
— Mais il est blessé, et quand il veut se relever il tombe par terre.
— C’est quoi, cet accent ? fit le plus jeune. T’es française ?
— Mes parents sont d’Nueva Barcelona, dit-elle.
— C’est pas une bonne idée cette semaine d’être une Française dans l’pays. »
Elle leur sourit. « Esse que j’peux changer qui j’suis ? Oh, faut m’aider. Envoyez au moins un couple de serviteurs pour donner la main à redresser l’chariot et ramener mon père icitte, vous pouvez faire ça ?
— Les esclaves sont tous embarrés, y a plus qu’à les emmener ailleurs demain matin, et on va pas en envoyer sus la route non pus, dit le costaud.
— À ce que j’vois, la Providence m’a conduite à une maison qu’a pas d’charité chrétienne », dit-elle. Elle leur tourna le dos et fit quelques pas pour s’en repartir.
Il était somme toute logique que son envie de partir les convainque. « J’ai ’core jamais fermé ma porte à du monde dans l’besoin, dit le vieux.
— Y a jamais eu non plus d’révolte d’esclaves, fit observer le costaud.
— Mais même en temps d’révolte d’esclaves, dit le jeune, les chariots peuvent capoter tout pareil et l’monde honnête s’faire mal et avoir b’soin d’aide. »
Marie n’aimait pas mentir à ces hommes. Le vieux voulait être agréable et le jeune lui faire confiance. Le costaud veillait sur sa famille, rien de plus. Et comme ses soupçons étaient pleinement justifiés, elle ne trouvait pas franchement équitable que ce soit lui qui passe pour le moins charitable. Bah, le doute n’allait pas tarder à être levé. Elle espéra que cette mésaventure ne les dissuaderait pas d’aider leur prochain à l’avenir. Ce serait dommage que la grande migration n’aboutisse qu’à rendre le monde plus mauvais.
« Reviens ! cria le vieux.
— Non, reste où t’es ! cria à son tour le costaud. On te suit. » Le jeune homme et lui sautèrent de la galerie et vinrent vers elle au petit trot.
Ce n’était pas le plan prévu. Qu’allait-elle faire d’eux ici, dehors ? « Mais faut lui apporter de l’eau.
— Tout l’temps pour ça quand on l’aura ramené à la maison. »
Ils étaient à présent près d’elle, et il ne lui restait plus qu’à les conduire dans l’allée.
Une brume tomba soudain. Venant de nulle part. L’atmosphère se rafraîchit et un brouillard se forma, si épais qu’elle ne distinguait même pas les hommes à côté d’elle.
— J’vois pas mes pieds par terre », dit le jeune.
Marie, quant à elle, se tut car, dès l’apparition du brouillard, elle fit demi-tour et entreprit de revenir vers la maison.
L’instant suivant, elle sortait du brouillard. Elle ne jeta pas un regard en arrière pour voir à quoi ça ressemblait, un seul nuage épais – elle se demanda si c’était comme dans l’histoire de la Bible, une colonne de fumée.
Le vieux n’était pas sur la galerie.
Puis, alors qu’elle s’approchait, elle le vit qui était là, un fusil dans les mains. « J’reconnais l’œuvre du Malin quand j’la vois, sorcière ! » cria-t-il.
Il tira.
Le fusil était pointé droit sur elle. Et le canon n’était pas ramolli. Elle crut qu’elle allait mourir sur place.
Mais une fois la détonation passée, elle ne ressentit rien et continua d’avancer vers la galerie.
C’est alors que la balle jaillit du canon du fusil, parcourut une courte distance et tomba avec un bruit mat par terre. Elle y forma une flaque de plomb aussi plate qu’une piastre d’argent.
« J’suis pas une sorcière, dit-elle. Et vous êtes brave et vaillant. Vous croyez qu’on va vous faire du mal, à vous et aux genses que vous aimez ? Personne fera d’mal à personne. »
Des cris fusèrent du nuage de brouillard. « Qui c’est qu’a tiré ? Ousqu’est la maison ? »
Elle se retourna alors. Deux nuages épais, à peine plus grands qu’un homme, se déplaçaient rapidement sur les pelouses, mais aucun en direction de la galerie, et aucun ne suivait non plus une trajectoire en ligne droite.
« On a entendu causer de ce que vous avez fait ailleurs, menteuse ! brailla le vieux.
— Vous avez entendu des menteries, répliqua-t-elle. Réfléchissez. Si on avait tué tout l’monde, comment vous auriez connu que c’étaient deux Françaises et deux esclaves qui se présentaient à la porte ? C’est ce que vous attendiez, non ? »
Le vieux n’était pas bête. Il savait écouter.
« On veut à manger, reprit-elle. Et on en trouvera dans cette maison. Vous avez largement d’quoi, mais on prendra pas tout. Vos voisins vous aideront à combler l’manque. Et vous aurez pas b’soin d’autant à manger, de toute mayère.
— Par rapport que vous allez nous prendre tous nos esclaves, c’est ça ?
— Les prendre ? fit Marie. On peut pas les prendre. Pour en faire quoi ? Les mettre dans not’ poche de tablier ? On les laisse venir avec nous autres s’ils en ont envie. S’ils préfèrent rester avec vous, ils peuvent. Ils font ce qu’ils veulent, comme les enfants de Djeu qu’ils sont.
— Salauds d’abolitionnisses bons-rien, fit le vieux.
— Abolitionnisses, oui. Et sûrement une bonne à rien, dans mon cas. » Elle prononça ces derniers mots avec un accent français volontairement marqué. « Mais vous, vous connaissez être bon avec les étrangers mais vous prenez des êtres humains pour vot’ propriété. Même si c’est un des plus petits de mes frères.
— Me cite pas les Écritures, dit le vieux. Vole-nous si tu veux, mais cherche pas à passer pour une sainte quand tu fais ça. »
Elle se tenait à présent sur la galerie, face au bonhomme. Elle entendit la porte s’ouvrir derrière elle. Elle entendit le léger claquement d’un chien frappant le silex. Elle entendit le grésillement de la poudre dans le bassinet.
Puis le ploc de la balle tombant sur la galerie.
« Sacordjé, fit une voix de femme.
— Vous m’auriez assassinée, dit Marie sans se retourner.
— On abat les intrus par icitte.
— Nous autres, on fait d’mal à personne, mais vous, vous avez l’meurtre dans l’tcheur, dit Marie qui se tourna vers la nouvelle venue. C’que vous avez à manger est donc si précieux que vous voilà capable de tirer par en arrière sus une malheureuse qui vous d’mande de partager ? » Elle tendit la main vers la femme tremblante qui se recroquevilla contre la porte. Elle lui toucha l’épaule. « Vous êtes en bonne santé, dit-elle. C’est bien. Prenez-en bien soin, très forte, pas d’maladie en vous. Allez vivre un long temps. »
Puis elle se tourna vers le vieux et tendit le bras. Elle attrapa sa main vide. « Oh, vous êtes un homme fort, dit-elle. Mais vous manquez d’souffle, hein ?
— J’suis vieux, fit-il. Pas dur de deviner que j’manque de souffle.
— Et vous avez mal dedans la poitrine. Vous essayez de pas y faire attention, hein ? Mais ça va s’en revenir dans quèques mois, et encore quèques mois après. Mettez vot’ maison en ordre, faites vos adieux, mon brave. Vous allez voir le bon Djeu sous peu. »
Il la regarda dans les yeux d’un air dur. « Pourquoi vous me maudissez ? dit-il. Qu’esse j’vous ai fait ?
— J’vous maudis pas, répliqua-t-elle. J’ai pas l’pouvoir de tuer ou pas. J’touche le monde et j’connais s’il est malade et s’il va en mourir. Vous êtes malade. Vous allez en mourir. Durant vot’ sommeil. Mais j’connais que vous êtes un homme généreux, beaucoup vont pleurer vot’ mort et vot’ famille se souviendra d’vous avec amour. »
Des larmes emplirent les yeux du vieil homme. « Quelle espèce de voleuse t’es, toi ?
— Une voleuse qu’a faim, répondit-elle, autrement j’volerais pas. Pas moi, ni aucun d’nous autres. »
Le vieil homme se retourna vers la pelouse. Marie se dit qu’il regardait les deux autres hommes ou les nuages qui les enfermaient, mais non. Pendant qu’ils discutaient, Arthur, La Tia et Rien avaient dû ouvrir les quartiers des esclaves, et la maison était à présent cernée de Noirs, hommes, femmes et enfants. Les nuages n’entouraient plus les deux Blancs. Désarmés, ils se trouvaient à l’intérieur du cercle.
Arthur Stuart s’avança et tendit la main. Comme s’il s’attendait à ce qu’un propriétaire d’esclaves accepte celle d’un Noir. « Je m’appelle Arthur Stuart », se présenta-t-il.
Le vieil homme s’esclaffa. « Tu veux dire que t’es l’roi ? »
Arthur haussa les épaules. « J’vous ai dit mon nom. J’vous dis aussi qu’aucun fusil de cette maison va marcher, et l’bougre de l’aut’ côté d’la porte avec sa grosse planche de bois pour nous en donner un coup sus la caboche, à Marie et à moi, il ferait mieux d’la reposer, par rapport que ça fera pas plusse de mal qu’un bout d’papier ou une éponge sèche. »
Marie entendit quelqu’un dans la maison lâcher un juron, et un gros morceau de bois fut lancé par la porte jusque sur la pelouse.
« Laissez-nous entrer, s’il vous plaît, dit-elle. Ma mère, mes amis et moi. On va s’assire et discuter comment on va s’y prendre sans faire de mal à personne et sans vous laisser démunis.
— J’connais l’meilleur moyen, dit le vieux. Allez-vous-en et foutez-nous la paix.
— Faut qu’on aille quèque part. Faut qu’on mange quèque chose. Faut qu’on dorme c’te nuit.
— Mais pourquoi nous autres ?
— Pourquoi pas ? répliqua-t-elle. L’bon Djeu vous bénira dix fois pour ce que vous allez partager avec nous autres aujourd’hui.
— Si j’dois crever aussi vite que tu l’dis, que j’laisse au moins une bonne plantation à mes fils et mes filles.
— Sans esclaves, ça sera forcément une bonne plantation. »
Plus tard, alors que tout le monde avait mangé et dormait en sécurité sans que la famille soit enfermée, Marie eut l’occasion de discuter avec Arthur Stuart. « Merci de m’avoir donné l’brouillard quand j’en avais b’soin au lieu d’attendre que j’sois dedans la maison.
— Faut pas espérer qu’un plan marche quand les autres connaissent pas ce qu’ils ont à faire, dit-il avec un grand sourire. Mais tu t’es bien débrouillée. »
Elle lui rendit son sourire. Elle avait effectivement fait du bon travail. Mais elle n’avait encore jamais su l’effet que produisait un tel compliment. Pas avant ce voyage. Pas avant Alvin et Arthur Stuart. Oh, ils avaient de si grands pouvoirs, de si grands talents. Mais le pouvoir qui l’impressionnait le plus, c’était celui de lui réchauffer le cœur comme le réchauffaient des paroles aimables.
*
Un groupe de Rouges ramena Alvin de l’autre côté du Mizzippy en canoë – une traversée bien plus agréable, cette fois. Ils l’emmenèrent un peu en aval jusqu’au-dessus du port fluvial de Bâton Rouge. Le fleuve y décrivait un méandre accentué, aussi Alvin ne marcha-t-il que peu de temps sur un terrain relativement au sec pour atteindre la localité. Pendant ce temps, les Rouges repartaient sans qu’aucun Blanc ne les ait vus. Dans le nord des États-Unis, on rencontrait assez souvent des Rouges, ils formaient même la majorité de la population dans les États d’Irrakwa et de Cherriky. Mais ils s’habillaient pour la plupart à la mode des Blancs. Ici, dans le Sud profond où les colonies de la Couronne avaient davantage d’emprise, les Rouges ne se montraient guère, surtout ceux venant de l’autre côté du fleuve et qui s’habillaient toujours à l’ancienne. Leurs rares apparitions faisaient peur aux Blancs. Des sauvages, voilà de quoi ils avaient l’air. On tendait la main vers son fusil et on se dépêchait de sonner les cloches pour donner l’alerte.
Mais un Blanc tout seul, vêtu comme ceux de sa profession, un compagnon forgeron qui portait un sac pesant en bandoulière, nul ne lui prêtait attention.
Et puis des nouvelles plus importantes circulaient. L’expédition du gouverneur venait d’arriver, et Bâton Rouge avait soudain grossi de centaines de miliciens désabusés dont certains avaient perdu tout enthousiasme pour la marche forcée dans l’arrière-pays et le combat contre des esclaves marrons. À vrai dire, leur baisse d’enthousiasme était directement proportionnelle à leur taux d’alcool dans le sang, et le colonel Adan n’était pas adepte de la discipline au point d’ignorer qu’il était plus sage de laisser ces hommes dans un léger état d’ébriété. Ils se trouvaient donc dans les auberges en compagnie de soldats espagnols qui s’efforçaient de leur imposer une limite de deux verres afin qu’ils ne soient pas trop soûls pour marcher. Personne n’ouvrait l’œil au cas où le chef de la troupe qu’ils venaient anéantir déambulerait tout seul dans les rues de la ville.
Alvin n’eut pas trop de mal à saisir la situation. Il se félicitait qu’aucun homme de la compagnie de Steve Austin ne soit là. C’étaient des coriaces qui savaient tuer et sans état d’âme. Ces hommes-ci, au contraire, étaient prompts à fanfaronner et à se vanter de leurs actions futures comme de leurs actions passées, mais l’action présente ne les attirait pas tant que ça.
Alvin caressa l’idée d’entrer directement dans la cabine de luxe du colonel Adan sur un des bateaux et de lui dire : Amenez-vous après-demain ici même, vous nous verrez traverser le fleuve et vous resterez jusqu’au cou dans la vase. Mais il y avait de fortes chances pour qu’Adan le fasse tout bonnement pendre ou passer par les armes au lieu de le mettre sous les verrous. Bien sûr, il arriverait sûrement à s’en sortir, mais quel intérêt ? Son combat contre le Défaiseur en forme d’alligator avait beaucoup émoussé sa combativité. L’homme en lui qui rêvait d’une bonne bagarre manquait pour le moment d’énergie, et il allait trouver une façon plus sereine d’arriver au même résultat.
Il entra donc dans une auberge et s’accouda au comptoir juste à côté de l’officier espagnol de surveillance. « Alors vous connaissez ousqu’ils sont vraiment, les marronneux ? demanda-t-il.
— On ne me dit rien, répondit l’officier avec un fort accent.
— Ben, voilà, j’crois que j’connais, moi. J’ai entendu un on-dit intéressant, toujours bien. Mais j’ai pas envie d’aller l’répéter moi-même au colonel Adan, par rapport qu’il va me trouver un air de soldat et vouloir m’enrôler. »
L’officier lui jeta un regard froid. « En quoi elle nous intéresse, cette rumeur ?
— Ça dépend de ceusses qui bagueulent, non ? J’veux dire, tous les soûlards icitte, ils peuvent vous conter qu’les marronneux sont sus la lune s’ils veulent, par rapport qu’ils y connaissent arien. Mais moi j’tiens mon on-dit d’un couple de Rouges qui passaient des fourrures en contrebande de ce bord-ci du fleuve en amont, et, d’après eux, ils ont vu une bande de couleur en liberté pas très loin dedans les terres. »
L’officier affichait toujours son air méprisant. « Des fourrures de contrebande ? Et ils ne vous ont pas tué ?
— Ben, ils l’auraient p’t-être fait, sauf qu’ils étaient que deux, et j’ai arien d’un basset. Et pis ils voulaient que j’vous raconte ce qu’ils avaient vu.
— Et pourquoi ils feraient ça ?
— Par rapport que si les marronneux s’en vont vers le fleuve, c’est p’t-être qu’ils se sont mis dans la caboche de l’croiser comme ils ont croisé le lac Pontchartrain. Ils ont des sorciers avec eux autres, d’après. La reine La Tia, paraît. Alors p’t-être qu’ils peuvent faire s’évaporer l’brouillard et passer de l’aut’ bord. Et les Rouges, ça leur plaît pas d’voir une bande de couleur libre et d’fripaille de Français essayer de s’installer d’leur bord du fleuve.
— Donc vous êtes… quoi, un messager ? »
Alvin haussa les épaules. « J’ai dit ce que j’avais à dire. À qui vous allez l’répéter asteure, c’est pas mes affaires. »
L’officier tendit la main et saisit le bras du forgeron. L’homme avait une forte poigne. Alvin aurait évidemment pu l’envoyer bouler sans même y penser, mais il ne voulait pas de bagarre dans la taverne.
« Je crois qu’il faut sortir et que vous m’en disiez un peu plus, fit l’officier.
— Et durant que vous serez dehors, vous pouvez être sûr que ces bougres vont tous se payer deux verres de plusse, après quoi ils vont pisser et dégobiller tout au long d’la remontée du fleuve.
— Venez. »
Alvin le suivit sans faire d’histoires. L’officier avait deux autres soldats dans la taverne, et ils sortirent aussi. Aussitôt le niveau sonore à l’intérieur augmenta – on commandait sûrement les boissons interdites. Le prix du rhum et du whisky allait flamber à Bâton Rouge, vu la pénurie qui se ferait sentir à la tombée de la nuit.
Devant la taverne, l’officier ordonna aux soldats de tenir Alvin. « Je crois que vous feriez mieux de venir raconter votre histoire au colonel Adan vous-même.
— J’vous ai déjà dit, j’veux pas faire ça.
— Si vous ne mentez pas, il doit être mis au courant.
— J’mens pas, et j’vois pas pourquoi ces Rouges mentiraient, mais j’vais vous dire ousqu’est la couleur d’après eux autres. Vous passez la grande courbe du fleuve, pis vous passez la deuxième, et quand ça s’en r’part vers l’est, c’est là.
— Me le raconter à moi, c’est une perte de temps, fit l’officier.
— Seulement je l’raconterai à personne d’autre », dit Alvin. Sur quoi il libéra son bras d’une secousse et envoya son coude dans le menton des deux soldats dont les têtes percutèrent la façade en bois de la taverne derrière eux. Le premier s’écroula comme une pierre, l’autre s’éloigna en titubant. Alvin tendit alors le bras et subtilisa l’arme de poing de l’officier.
L’Espagnol recula et dégaina son épée.
« Non, non, fit Alvin. Si vous m’tuez, qu’esse vous allez dire au colonel ? »
Pour toute réponse, l’autre porta un coup d’épée.
Alvin fit un pas de côté, puis arracha l’arme de la main de l’officier et en brisa la lame sur son genou. Il se sentait peiné d’infliger un tel sort à une lame aussi belle – l’acier espagnol restait source de fierté – et d’avoir frappé les soldats ne l’enthousiasmait pas non plus. Mais il devait se débrouiller comme un gars normal, sans dévoiler ses talents de Faiseur, sinon le colonel risquait de s’apercevoir qu’on lui montait un coup ou de se dire qu’on voulait le faire courir pour des prunes.
L’officier poussa un cri comme si on lui avait brisé le bras et non l’épée en deux. Alvin se sauva au petit trot pendant que l’officier beuglait : « Siga lo ! Siga lo ! » Mais ses hommes n’étaient pas en mesure de se lancer à la poursuite du forgeron, et deux minutes plus tard, hors de vue derrière des bâtiments, Alvin filait vers les bois aussi vite qu’il pouvait.
*
Arthur se réveilla. On le secouait. « Qui… ?
— Chhh, réveille pas ’core les autres. »
C’était Alvin. Arthur Stuart se dressa sur son séant. « Bon d’là, j’suis content de…
— Tu connais ce que ça veut dire, “chhh” ?
— Y a personne à côté », fit Arthur. Mais il parlait tout de même moins fort.
« Tu crois ça, dit Alvin. Mais Marie la Mort, elle est jusse là.
— Elle y était pas quand j’suis allé m’coucher. »
À présent tous les deux debout, ils s’éloignaient dans le brouillard qui entourait le camp.
« Je m’en viens de l’armée du colonel Adan, dit Alvin. On a un rendez-vous au fleuve demain tantôt.
— On va l’croiser ?
— Tenskwa-Tawa nous assure le droit d’passer, et les Rouges nous aideront à trouver à manger et un toit, on aura pas b’soin de s’emparer d’autres plantations.
— Bien, fit Arthur Stuart. J’en ai déjà assez des genses qu’ont peur de nous autres.
— M’est avis que c’est pas ta nature de jouer les brutes, dit Alvin. Et j’ai essayé dur de t’apprendre.
— Ben, ç’a pas trop mal marché jusqu’icitte. Marie la Mort ment facilement, et moi j’suis fort pour mettre le monde dedans l’brouillard et tordre les canons des fusils.
— Et La Tia a fabriqué des charmes.
— Ça nous a aidés, j’trouve. Mais moins bien que si t’avais marché avec nous autres.
— Ben, j’suis icitte pour marcher avec vous autres, asteure. J’veux plus qu’on s’arrête. J’veux arriver là-bas l’premier. Ça veut dire qu’il faut réveiller tout l’monde tout d’suite et s’mettre en route.
— Dans l’noir ?
— On verra s’il fait ’core noir au moment du départ. »
Il fallut moins d’une heure pour mettre tout le monde en route, surtout parce qu’Alvin interdit qu’on prépare un seul repas. Les mères des nourrissons pouvaient allaiter, bien entendu, et on pouvait manger le pain, le fromage et les fruits qu’on avait sur soi pendant la marche, mais rien qui nécessiterait qu’on cuisine, qu’on lave ou qu’on attende.
Oh, ça ne se fit pas sans récriminations ni grincements de dents, mais après les deux derniers jours de marche, grâce à l’aide précieuse des charmes de La Tia, ils se sentaient vigoureux et prêts à repartir même en n’ayant dormi qu’une demi-nuit.
À présent, avec Alvin en tête de la troupe, les charmes opéraient nettement mieux. C’était vraiment le chant vert désormais, pas uniquement son vague écho. Comme Arthur Stuart n’avait plus à se soucier du brouillard, il put aussi en profiter, se plonger dedans.
Avant l’aube, tout le monde courait – les adultes à petites foulées, les enfants à toutes jambes, mais chacun tenait la cadence et personne ne se fatiguait. Ils avaient couru dans le noir sans une seule fois trébucher sur une racine ni s’écarter du reste du groupe. Parce que, dans le chant vert, on sait exactement où se trouve toute chose, soi-même et le reste, parce qu’il fait partie de soi et qu’on fait partie de lui.
Ils coururent toute la matinée. Ils coururent tout l’après-midi. Ils ne s’arrêtèrent pas pour manger ni boire. Ils pataugèrent à travers des cours d’eau, ralentissant à peine pour soulever les enfants trop petits qui n’arrivaient pas à les franchir à gué.
Ils étaient désormais six mille avec tous les esclaves des plantations qui s’étaient débarrassés de leurs chaînes pour se joindre à eux. Six mille à se déplacer à travers bois sans avoir besoin de sentier ni de piste.
Les derniers feux du couchant s’éteignaient dans le ciel lorsqu’ils parvinrent à une falaise peu élevée surplombant un méandre du Mizzippy orienté vers l’est et qu’ils virent le fleuve large de plus d’un mille auquel le soleil mourant donnait des reflets rougeâtres.
« On passe demain matin ? demanda Arthur Stuart.
— On passe sitôt que tout l’monde sera arrivé sus cette falaise », répondit Alvin.
La colonne s’était étirée pendant la longue course de la journée, aussi faisait-il un noir d’encre lorsque les colonels vinrent rendre compte qu’il ne manquait plus personne.
Une fois de plus, Alvin mit en tête Pap Orignal, Mam Écureuil et leurs enfants, mais La Tia mènerait cette fois la traversée au lieu d’attendre que le dernier fugitif soit passé. « Y aura pas d’pont ce coup-ci, dit Alvin au conseil. On va barrer l’fleuve et ça va prendre un air fin bizarre, tout tassé sus vot’ droite. Personne devra regarder dedans, on aura pas de temps pour ça. »
Puis il se rendit au bord de la falaise en surplomb du Mizzippy, Arthur Stuart à côté de lui, et leva une torche.
Sur l’autre rive du fleuve, le brouillard s’éclaircit et on vit une autre torche, rien qu’un clignement de lumière.
« Qui c’est de l’aut’ bord ? demanda Arthur.
— Tenskwa-Tawa, répondit Alvin. Il va m’aider à retenir l’Mizzippy.
— Ben, moi j’dis que je l’retiens pas, l’Mizzippy, il peut bien aller s’faire voir ailleurs. »
Alvin éclata de rire puis se coupa la main avec un ongle et jeta le sang vers le fleuve.
On eut l’impression que l’eau lui bondissait directement dans la main, mais ce n’était pas de l’eau, oh non, c’était à nouveau le cristal, et, tandis qu’Alvin en tenait une extrémité, il grandit, s’étendit comme une fine plaque verticale de verre à travers le fleuve. À mi-chemin il rejoignit le cristal en provenance de l’autre rive, et déjà l’eau en aval s’éloignait, se tarissait, disparaissait.
En amont du barrage, en revanche, l’eau avait monté, et Arthur s’attendait à la voir passer par-dessus d’un instant à l’autre. Mais non. Parce qu’elle débordait, s’aperçut-il, sur les rives au-delà de la falaise et inondait les terres orientales du fleuve.
Arthur Stuart savait maintenant pourquoi on avait choisi ce site. Les falaises de l’autre bord étaient plus hautes et s’étendaient plus loin en amont. Il n’y aurait pas d’inondation dans le domaine des Rouges.
« J’ai de l’ouvrage pour toi, dit Alvin.
— J’suis prêt, si c’est quèque chose que j’peux faire.
— L’colonel Adan remonte le fleuve avec deux bateaux. Il a aussi envoyé une colonne de soldats par voie terrestre. Ben, ces bougres-là vont devoir grimper aux arbres comme ils peuvent et trouver des terrains en hauteur avant longtemps, mais ce qui m’inquiète le plusse, c’est ceux-là des bateaux.
— Ils vont pas se retrouver en plan, asteure que l’fleuve est barré d’même ? fit Arthur Stuart.
— Si. Mais ils auront une envie affreuse de descendre de leurs bateaux et d’monter l’fleuve à pied. Et quand on va lâcher ce barrage, ils vont tous se néïer.
— Comme les chars de Pharaon.
— J’veux pus d’autres morts à cause de nous autres, dit Alvin. Y a pas b’soin d’ça si on les avertit comme il faut.
— J’les ferai rester dedans les bateaux.
— J’te demande jusse de leur donner des conseils.
— J’vais leur donner des conseils si fort qu’ils vont tous les suivre.
— Ben, tant que t’y es de faire du spectacle pour un régiment armé de fusils et d’artillerie, dit Alvin, t’as qu’à assécher la boue du lit pour que personne s’enfonce dedans durant la traversée. »
C’était effectivement vers une traversée dans la vase que se lançaient les premiers fugitifs qui s’efforçaient de descendre la berge jusque dans le lit tari du fleuve. Mais Arthur Stuart avait suffisamment appris ces derniers jours pour qu’il lui soit facile de faire évaporer l’eau de la couche supérieure de boue, créant ainsi un chemin de terre durcie large d’une cinquantaine de pas – assez pour qu’un grand nombre de gens passent en même temps.
L’opération prendrait bien moins de temps qu’au lac Pontchartrain.
Quand La Tia vit ce qu’avait réalisé Arthur, elle poussa un cri de plaisir et lança : « Allez, vite, tout l’monde ! Filez comme des guernouilles ! » Et elle se mit à trotter sur la nouvelle route.
Arthur ne jeta qu’un bref coup d’œil au barrage lui-même. Un barrage qui, fait de cristal pur, ne ressemblait à aucun autre. On aurait dit que le fleuve s’était tout bonnement arrêté. Même dans la nuit, il voyait des formes se déplacer dans l’eau. Il crut d’abord qu’il s’agissait de poissons mais il comprit aussitôt qu’il faisait trop noir pour distinguer rien de ce genre dans l’eau. Non, ce qu’il voyait se trouvait dans le cristal. Des visions comme celles si troublantes et hypnotiques qui étaient survenues durant le passage du pont sur le lac Pontchartrain.
« Regardez pas l’barrage ! brailla Alvin. Personne regarde le barrage ! »
Ce qui poussa tout le monde à regarder, bien entendu. À jeter un seul coup d’œil, puis à détourner les yeux parce que La Tia, Orignal, Écureuil, Marie la Mort et Rien poussaient de l’avant, pressaient les centaines et centaines de fugitifs qui franchissaient le lit du fleuve sur la route d’Arthur.
Le jeune métis s’en alla au trot vers l’aval, sans courir trop vite parce qu’il devait assécher un chemin devant ses pas s’il ne voulait pas finir englouti. Il n’eut qu’à passer un méandre du fleuve avant de voir les deux grands bateaux posés, l’air passablement mornes, au fond du lit.
Déjà des dizaines d’hommes, descendus des bateaux, pataugeaient dans une vase épaisse. « Retournez-vous-en dedans les bateaux ! » cria Arthur Stuart.
Les hommes l’entendirent, certains s’arrêtèrent et regardèrent autour d’eux pour savoir de quelle rive venait la voix.
« Vuelvanse a los navios », cria-t-il encore en s’approchant à petites foulées.
Arthur Stuart n’était pas négligent. Alors qu’il commençait à passer le bateau en revue à la recherche d’armes, il entendit crier « Tiren ! » et vit les éclairs d’une demi-douzaine de fusils à bord du premier. N’était-il pas hors de portée ?
Eh bien, oui et non. Les balles de fusil portaient assez loin mais avaient considérablement ralenti, si bien que celle qui le toucha ne pénétra pas trop profond. Mais elle l’atteignit en plein dans l’estomac, juste au-dessus du nombril, et il eut très mal, pire que le plus gros mal de ventre de son existence.
Il se plia en deux et tomba par terre. Imprudent, idiot… il se maudit en même temps qu’il pleurait de douleur.
Mais, douleur ou pas, il avait une mission à accomplir. Un seul ennui : avec des muscles abdominaux aussi abîmés, il ne trouvait pas la force de crier. Bah, il savait que la persuasion n’aurait pas abouti et il avait déjà un plan. Pendant qu’il courait avec le chant vert en direction du Mizzippy, il avait entendu, senti et finalement vu les flammes de vie de centaines et de centaines d’alligators qui vivaient dans le fleuve et les affluents de la région.
Il n’était pas difficile de les appeler. Venez vers les bateaux, leur dit-il. Beaucoup à manger dans les bateaux.
Et ils vinrent. Ils s’étaient peut-être posé des questions dans leur tout petit cerveau d’alligator sur la disparition soudaine du fleuve, mais ils comprenaient l’appel à la soupe.
Malheureusement, ils ignoraient complètement ce que désignait le mot « bateau ». Ils savaient uniquement qu’on les appelait, devinaient vaguement d’où venait l’appel, aussi ne tardèrent-ils pas à tous se diriger vers Arthur Stuart. Et comme il dégageait une odeur de sang et ressemblait terriblement à un animal blessé – ce qui n’avait rien d’extraordinaire puisqu’il était effectivement blessé –, il ne pouvait pas en vouloir aux sauriens de le prendre pour le repas promis.
C’est la mort la plus bête que je connaisse, se dit Arthur Stuart. J’ai attiré tout seul les cocodries sur moi. C’est aussi bien que je meure avant d’avoir eu des enfants, je ne voudrais pas qu’une bêtise aussi crasse se transmette à la génération suivante.
Puis les alligators changèrent brusquement de cap, tous en même temps, et se dirigèrent vers les bateaux en aval. Ils passèrent juste à côté d’Arthur Stuart en ne lui accordant pas plus d’attention qu’à une souche. Et tandis qu’ils pataugeaient sur leurs pattes inquiétantes, il sentit se passer quelque chose dans son ventre. Il ouvrit sa chemise et baissa les yeux sur sa blessure juste à temps pour voir la balle de plomb pointer le nez comme un spermophile et tomber par terre à ses pieds avec un bruit mat.
Sous ses yeux, le sang cessa de couler de la blessure, la peau se ressouda, la douleur disparut, et il se dit : Heureusement qu’Alvin veille toujours sur moi, parce qu’il me confie une tâche toute bête et je trouve moyen de me faire tuer deux fois de suite.
Les alligators fonçaient vers le bateau, mais il était évident que dans l’obscurité certains hommes ne se rendaient pas compte de ce qui venait dans leur direction.
« Cocodries ! brailla-t-il. Retournez-vous-en aux bateaux ! »
Son cri d’alerte incita les hommes à regarder à nouveau vers lui, et certains parmi les plus proches reconnurent ce qui arrivait. On peut distancer à la course un alligator sur terrain sec, mais pas dans une boue épaisse, aussi Arthur Stuart se dit qu’il allait apporter sa contribution en asséchant le lit du fleuve autour des bateaux. Mais il s’en trouvait terriblement loin et manquait de précision. Il eut pourtant l’impression que ça facilitait leur fuite, et il fut soulagé de voir tous les hommes regagner leurs bâtiments à temps. Leurs compagnons déjà à bord leur tendirent la main et les aidèrent à grimper, et les derniers s’élevèrent dans les airs au-dessus de mâchoires béantes d’alligators, mais l’opération fut menée à bien sans même un pied de perdu, seulement quelques chaussures vides.
Les alligators restèrent près des bateaux, claquant des mâchoires et se montant les uns sur les autres dans leurs efforts pour atteindre le pont. Arthur Stuart trouva injuste qu’ils se fassent tuer parce qu’il leur avait promis à manger. Et puis il avait une dent contre les fusils à bord de ces bateaux. Il s’approcha donc nonchalamment des bâtiments et se servit de sa bestiole pour découvrir les armes et en tordre les canons aussi vite qu’il put. Ils allaient forcément se tourner ensuite vers les pièces d’artillerie, mais elles étaient tellement grosses qu’il n’avait aucun mal, s’aperçut-il, à en ramollir juste assez l’extrémité pour rétrécir la gueule et empêcher le canonnier d’y enfoncer la charge.
Aussi les hommes repoussèrent-ils les alligators en se servant de leurs fusils comme gourdins. La partie était ainsi plus égale, trouva-t-il.
Là-dessus, il fit demi-tour et remonta le lit du fleuve vers le barrage en suivant son propre sentier de terrain sec.
Lorsqu’il rejoignit les réfugiés, presque tous étaient déjà passés. À vingt ou trente de front, les oreilles encore emplies des échos du chant vert, ils traversaient en courant ou en trottant et ne s’arrêtaient pas, une fois sur l’autre rive, afin de laisser le champ libre aux suivants. Arthur contourna la marée humaine, gravit la berge et rejoignit Alvin peu après.
« Merci de m’avoir enlevé cette balle du garemanger, dit-il.
— L’prochain coup, trouve quèque chose de moins couillon que rester debout en terrain découvert et hucher, dit le forgeron. C’est pas pour te commander, mais j’trouve que c’est un bon conseil.
— Et merci d’avoir ordonné aux cocodries d’aller voir ailleurs.
— Je m’suis dit que tu voulais pas vraiment qu’ils viennent te voir. Et c’est aimable à toi d’avoir empêché les hommes de tirer sus les cocodries. C’est pas mieux pour le monde d’avoir des cocodries, ’videmment, mais j’ai jamais trouvé juste de faire tuer des bétailles par rapport qu’ils ont cru à mes menteries.
— C’étaient pas des menteries, fit Arthur Stuart. Des masses de viande sus les bateaux.
— Deux cocodries seulement ont réussi à grimper à bord depuis que t’en es reparti, et les soldats les ont repoussés. M’est avis qu’ils seront fin contents quand l’eau va s’remettre à couler.
— C’est quand ?
— Ben, j’vois pas d’flamme de vie icitte sus l’écore à part la tienne et la mienne, répondit Alvin. Et celle de Marie la Mort, puisqu’elle a l’air de jamais rester loin d’ousque t’es.
— D’ousque j’suis ? » s’étonna Arthur Stuart.
Mais, lorsqu’il se retourna, il s’aperçut que Marie la Mort remontait effectivement la rive. « Tout l’monde s’en est parti, dit-elle.
— Ben, moi, j’vais pas bouger d’icitte tant qu’ils seront pas tous de l’aut’ bord, fit Alvin. Et vous deux avec, j’dirais.
— Mais j’poux pas l’laisser tout seul icitte ! se récria Arthur Stuart.
— Et moi j’veux pas m’tracasser pour toi quand ce sera l’moment d’enlever l’barrage. Alors, pour une fois dans ta vie, tu pourrais pas faire comme j’dis et foutre le camp ? Ça m’tanne de retenir ce fleuve et l’plusse que tu veux discuter avec moi, l’plusse que ça dure longtemps.
— M’est avis que j’ferais mieux d’obéir au vaillant bougre qui vient de m’sauver la vie.
— Par deux fois, précisa Alvin, alors tu devras encore m’obéir un coup à l’avenir. »
Arthur Stuart prit Marie la Mort par la main, puis ils glissèrent tous deux au bas de la berge et passèrent en courant devant le barrage. Ils allaient assez vite, pas très loin des derniers qui traversaient, et durant toute leur course Arthur Stuart chercha les flammes de vie de ceux qui auraient pu s’égarer. Mais les capitaines, les commandants et les colonels avaient tous fait leur travail et on n’avait laissé personne à la traîne.
Pap Orignal tendit la main pour aider Marie la Mort à grimper, et La Tia rit de plaisir quand Arthur Stuart gravit carrément en courant le talus abrupt sans tenir compte de la pente moins raide que la plupart des gens avaient empruntée.
Là, en haut de la falaise, se tenait Tenskwa-Tawa. C’était la première fois qu’Arthur Stuart le voyait. Sa première pensée fut qu’il n’était pas si imposant que ça. Et la deuxième qu’il ressemblait à un ange formidable qui retenait le fleuve d’où il était avec une plaque de cristal en partie composée du sang de sa main.
Tenskwa-Tawa agita la torche qu’il tenait dans l’autre main. Puis, lorsqu’il vit qu’Alvin, au loin sur l’autre rive, avait jeté sa propre torche pour se mettre à courir, il lâcha à son tour la sienne et tendit le bras comme s’il attirait quelque chose vers lui.
Arthur Stuart ne voyait pas l’autre rive avec ses yeux, mais il pouvait suivre la flamme de vie d’Alvin et observer avec sa bestiole le forgeron qui dévalait le talus en serrant l’extrémité du barrage dans sa main.
Il écarta le barrage de l’autre rive, et l’eau jaillit derrière lui. Alvin courait comme Arthur ne l’avait encore jamais vu courir, mais l’eau était plus rapide, elle bondissait par la brèche fraîchement ouverte et tourbillonnait au bord du barrage qui se courbait maintenant derrière le coureur.
« Jette-le-moi ! » cria Tenskwa-Tawa.
Alvin l’entendit-il par ses oreilles ou le comprit-il par un autre moyen ? Quoi qu’il en soit, il obéit et lança l’extrémité du barrage comme s’il s’agissait d’une pierre ou d’un javelot. Il lui était impossible de l’envoyer aussi loin qu’il le fallait, mais Arthur Stuart vit que Tenskwa-Tawa attirait de sa main tendue le cristal pourtant encore distant d’un demi-mille. Il le ramenait plus vite que ne pouvait courir Alvin, assez vite pour devancer l’eau qui se précipitait et remplissait le lit du fleuve. Les deux extrémités se retrouvèrent finalement dans les mains de Tenskwa-Tawa tandis qu’Alvin courait dans l’espace étroit entre les deux parois du barrage et que le fleuve refoulé continuait de se ruer par la brèche de plus en plus large.
Arthur Stuart s’autorisa à jeter un coup d’œil en aval. Là encore, au moyen de sa bestiole plutôt qu’avec les yeux, il vit les premières langues d’eau lécher les bateaux, les soulever, commencer à les entraîner au loin. Mais l’eau arrivait de plus en plus vite, et les bâtiments se mirent à tournoyer dans les remous de la crue, à filer à toute allure, entièrement livrés à eux-mêmes.
Alvin rejoignit la berge et, comme l’avait fait Arthur, monta tout droit, carrément vers Tenskwa-Tawa, et se jeta sans même s’arrêter dans les bras tendus du prophète rouge, ce qui les précipita l’un et l’autre à terre. Les extrémités du barrage se libérèrent soudain des mains de Tenskwa-Tawa, le cristal se brisa presque aussitôt et s’effondra, puis les éclats se liquéfièrent et réintégrèrent le fleuve.
Alvin et le prophète, toujours par terre, s’étreignaient et riaient de bonheur à l’idée de ce qu’ils venaient de réaliser ensemble, d’avoir dompté le Mizzippy et conduit tous ces gens vers la liberté.
La Tia fut la seule assez hardie à cet instant pour s’approcher de ces hommes qui avaient accompli un tel miracle et leur lancer : « Qu’esse vous avez à vous conduire comme des p’tits drôles ? On remercie Djeu, nous autres. »
Alvin roula sur le dos et leva les yeux vers elle. « Faut connaître quel Djeu remercier, dit-il.
— P’t-être que vous avez raison, vous autres chrétiens, fit La Tia, mais p’t-être que c’est moi qu’ai raison, ou lui, ou p’t-être que personne connaît arien, mais Djeu il accepte les remerciements tout pareil. »
Elle avait quelques instants plus tôt vu Tenskwa-Tawa qui tenait le barrage pendant que tout le monde escaladait la rive du fleuve, mais elle ne l’avait manifestement pas bien regardé. Car maintenant, alors qu’il se relevait d’un bond – beaucoup plus énergiquement que ne l’autorisait son âge –, elle avait l’air de le reconnaître.
« Vous », fit-elle.
Tenskwa-Tawa hocha la tête. « Moi, dit-il.
— J’vous ai vu dans la boule.
— Quelle boule ? demanda Alvin.
— La boule que t’as faite, la boule qu’elle porte. » La Tia montra du doigt Marie la Mort qui portait effectivement un paquet en bandoulière. « Je l’ai vu tout l’temps dans la boule. Il m’a causé. »
Tenskwa-Tawa hocha encore la tête. « Et je vous remercie de votre aide, dit-il. J’ignorais que vous étiez avec tous ces gens.
— Et moi j’connaissais pas que c’était vous, l’prophète rouge.
— Vous vous êtes déjà vus, alors, vous deux ? demanda Alvin.
— Il a réchauffé les entrailles de la terre loin d’icitte, dit La Tia. Il m’a demandé de l’aider, de réveiller la terre là-bas. Aider la matière chaude à remonter. J’crois que j’ai trouvé comment faire.
— Alors je suis le plus heureux des hommes de vous voir en chair et en os.
— Y en a plus d’un qui serait heureux de m’voir en chair, fit La Tia, mais ils en tireraient arien d’bon. »
Tenskwa-Tawa sourit, ce qui équivalait pour lui à rire aux éclats.
Et Arthur Stuart se dit une fois de plus que ces gens très puissants formaient comme un petit club, ils se connaissaient tous entre eux, et le commun des mortels, dont lui faisait partie, s’en trouvait toujours exclu.